Les débats autour du projet de loi organique régissant le droit de grève (numéro 15/97), élaboré à la fin du mandat du gouvernement Benkirane, refont surface aujourd'hui à l’occasion de la septième tentative d'encadrer les grèves depuis l'adoption de la Constitution en 1962 lorsque, et pour la première fois de l’histoire du pays, le législateur marocain avait reconnu le droit de grève, établi dans le chapitre 14 de la Constitution. Avant cela, le Maroc, en sa qualité de membre des Nations-Unies, avait implicitement reconnu le droit de grève comme un élément du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Cette reconnaissance internationale nous dispense de devoir nous référer à d'autres textes et normes internationales pour prouver le droit de grève, étant donné que ce dernier est intégré dans la référence universelle aux droits de l'homme, à laquelle le Maroc adhère.

Le droit de grève est donc un droit fondamental qui nécessite un cadre législatif pour son exercice, conforme aux conditions et mécanismes formels et substantiels en vigueur. L'un de ces mécanismes essentiels est le dialogue lors du processus législatif de son début jusqu’à sa fin, afin de garantir un texte consensuel. Cependant, le gouvernement a adopté une approche différente lors de la rédaction du projet de loi actuel sur la réglementation des grèves. Malheureusement, cela conduit inévitablement à des conflits et à des protestations, tant sur le plan de la forme que du contenu.

L’actuel texte comprend plusieurs manquements fondamentaux ; le préambule est inexistant alors que près de la moitié de ses articles (23 sur 49) sont consacrés à détailler les conditions et les modalités d'exercice du droit de grève dans le secteur privé. Cela inclut des délais de préavis et de notification pouvant atteindre soixante jours, allant de la date du début des négociations (30 jours) à la convocation d'une assemblée générale (15 jours), en passant par la notification de la date de la grève (15 jours). De plus, certaines conditions semblent quasi impossibles à réaliser, à l’instar de la nécessité d'un quorum de 4/3 des travailleurs pour la tenue de l'assemblée générale, ainsi que la collecte de leurs noms, numéros d'identification nationaux et signatures. Ces exigences semblent davantage restrictives que régulatrices et entravent la possibilité d'une grève réelle et efficace.

La grève est un droit qui ne peut être restreint ou entravé au point de devenir impossible à exercer. Ce droit vise à rétablir l'équilibre rompu dans les relations de travail, que ce soit dans le secteur privé, où il concerne les relations professionnelles entre l'employeur et les employés, ou dans le secteur public, où il concerne les relations entre l'État et les fonctionnaires. Pour corriger ce déséquilibre, les employés, les travailleurs et les syndicats doivent avoir la possibilité d'exercer leur droit de grève pour rétablir des conditions de travail équitables. Par conséquent, la grève n'est pas un caprice, mais un moyen de défendre un droit et un outil pour corriger les violations existantes.

Au Maroc, le droit de grève a évolué à travers deux temps ; celui d'avant la Constitution de 1962 et celui d'après la Constitution de 1962.

Dans la première phase, soit après l'indépendance du Maroc, l'administration marocaine se référait à l'article 5 du décret du 2 février 1958, qui stipulait que « toute interruption du travail de manière organisée et tout acte collectif conduisant à la désobéissance manifeste étaient passibles de sanctions en plus des mesures disciplinaires ». En conséquence, le droit de grève était considéré comme illégitime. Dans le même contexte, la décision du Conseil supérieur à l'époque concernant l'affaire de feu Mohamed El Hahi contre le ministre de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, en date du 17 avril 1961, a été retenue dans la jurisprudence ; le plaignant avait été suspendu de son travail sans salaire par le ministre pour avoir participé à une grève collective le 25 mars 1960.

Quant à la période post Constitution de 1962, qui stipule dans son article 14 que le droit de grève est garanti et que le législateur précisera les conditions et les procédures à suivre, l'article 5 du décret du 2 février 1958 est resté en vigueur. En 1979, le Premier ministre a suspendu, par le biais de la circulaire n° 319/3, le droit de grève pour les fonctionnaires du secteur public en se fondant sur l'article 5 du décret susmentionné, ignorant ainsi l'article 14 de la Constitution. En 1981, la première tentative de réglementation a eu lieu avec le gouvernement de feu Maati Bouabid, en réponse aux célèbres grèves de 1981. Le Premier ministre de l’époque ne cherchait pas à respecter les obligations constitutionnelles, mais plutôt à apaiser une situation sociale et politique fortement tendue. Bien entendu, les syndicats de l'époque ont rejeté le projet dans son ensemble, sans lui accorder la moindre attention.

La deuxième tentative a eu lieu en 1995 avec le gouvernement d'Abdellatif Filali, alors en pleine initiative politique de rotation consensuelle. Le projet a été présenté lors d'une conférence de presse unilatérale, sans en fournir de copies aux organisations syndicales et sans le soumettre au Parlement. Ainsi, le projet est resté entre les mains du gouvernement.

La troisième tentative a eu lieu en 2001 lorsque le ministère de l'Emploi a préparé un projet garantissant le droit de grève dans le secteur privé et public. Ce projet a été présenté et discuté lors du dialogue social, mais à l'époque, le dialogue était principalement axé sur la rédaction du Code du travail. Par conséquent, les syndicats ont convenu de reporter la discussion de ce projet après l'adoption du Code du travail.

En 2004, la quatrième tentative et s'est limitée au secteur privé uniquement, ce que les syndicats ont considéré comme une formule incomplète, car elle n'incluait pas le secteur public. Par conséquent, elle n'a pas été discutée car une loi sur la grève doit être globale et ne doit exclure aucun secteur. La cinquième tentative a eu lieu en 2005, lorsque le gouvernement a présenté un nouveau projet de loi, différent de celui de 2004, en réponse aux propositions des syndicats. Cependant, ce nouveau projet n'a pas été accepté car les syndicats ont donné la priorité à la mise en œuvre des dispositions du Code du travail et à leur application. Les employeurs étaient en effet réticents à l’application du Code du travail, de sorte que les syndicats ont jugé nécessaire de reporter la discussion sur ce nouveau projet jusqu'après l'adoption du Code du travail.

En 2010, la sixième tentative a été entreprise, avec la formulation d'un nouveau projet de loi qui a été soumis à l'Organisation internationale du travail (OIT) pour expertise. L'OIT a émis des observations mineures sur le projet, qui devaient être prises en compte pour le rendre conforme aux normes de l'organisation. Cependant, ce projet n'a pas vu le jour car en 2011, le Printemps arabe a éclaté, amenant un nouveau gouvernement, une nouvelle constitution, et une déclaration gouvernementale affirmant que la loi régissant la grève serait promulguée lors du premier mandat gouvernemental, conformément aux exigences constitutionnelles qui ont obligé l'exécutif à adopter les lois réglementaires lors du mandat qui a suivi l'approbation de la constitution. Cependant, le gouvernement n'a pu finaliser et promulguer cette loi qu'à la fin de son mandat pour une raison simple : le chef du gouvernement considérait qu'il disposait d'une majorité parlementaire suffisante pour faire adopter toute loi, et il n'a donc pas jugé nécessaire d'impliquer les parties prenantes et les syndicats dans l'élaboration d'un nouveau projet de loi sur la grève. Par conséquent, ce projet était la septième tentative, et il a été soumis au Parlement le 16 octobre 2016, en tant que proposition législative sociale. Le 3 février 2017, il a été renvoyé à la Commission des affaires sociales du Parlement. Le gouvernement a ensuite annoncé qu'il avait honoré son engagement constitutionnel en achevant le projet et en le soumettant au Parlement. Cependant, à cette époque, la fin du mandat gouvernemental approchait, et tout le monde était occupé à se préparer en vue des élections législatives, de sorte que le projet est resté ignoré par la commission concernée.

Ce que le gouvernement prétend être un engagement constitutionnel est en réalité une tentative de dissimuler le fait que le débat sur un tel projet ne relève pas seulement des législateurs au Parlement, mais de toute la société. Cette question doit en effet faire l'objet d'un débat public ouvert. De plus, il aurait été approprié que le projet de loi sur la grève soit le résultat direct du Dialogue social. Par conséquent, le projet actuel, tel qu'il a été formulé et élaboré, va à l'encontre du projet de 2011, qui comprenait des préambules qui ne sont plus présents dans le projet actuel. L’OIT avait par ailleurs exprimé son avis sur le projet précédent, contrairement au projet actuel, qui ne prend en compte que l'avis du gouvernement. Par conséquent, de nombreux aspects de la version actuelle du projet, que le gouvernement prévoyait de faire adopter par le Parlement sans consultation préalable, nécessitent un débat, une négociation, une révision et un examen directs avec les parties prenantes, en particulier les centrales syndicales.

Ceci est la chronologie des sept projets infructueux, car à l'exception des projets de 2003 et de 2010, qui offraient de véritables opportunités pour un projet équilibré et consensuel, les autres tentatives ont été dominées par les décisions unilatérales du gouvernement. Cela va à l'encontre des pratiques internationales en matière de construction et de formulation de lois sociales, qui exigent l'inclusion, la discussion et l'intégration de toutes les perspectives et opinions des parties prenantes. De plus, ce type de lois nécessite un élément essentiel, à savoir la confiance entre les parties impliquées, qui ne peut être acquise sans l'exercice de la démocratie participative, loin de la tendance à contourner sa philosophie et sa profondeur politique. Le projet actuel a été présenté de manière unilatérale, ce qui a eu un impact sur le contenu de ses six chapitres et de ses quarante-neuf articles, qui ont tous limité l'accès au droit de grève au lieu de le faciliter, en le rendant contraignant et en le soumettant à des procédures restrictives. En réalité, 75 % des grèves déclarées sont dues au non-respect du Code du travail, ce qui aurait dû inciter le gouvernement à traiter ces déséquilibres liés à la violation de la législation du travail au lieu de restreindre le droit des travailleurs à recourir à la grève pour revendiquer leurs droits.

Si ce projet est adopté dans sa version actuelle, il sera une source de tensions sociales, et il est difficile de prédire les conséquences qui pourraient en découler. La fragilité sociale augmente, les violations de la législation du travail se multiplient, les libertés syndicales sont restreintes, et les attaques contre les droits sociaux s'intensifient dans tous les secteurs, jour après jour. La règle physique selon laquelle « la pression engendre l'explosion » pourrait se vérifier avec la privation des travailleurs de leur principal outil de résistance, à savoir le droit de grève.

Par conséquent, il serait sage et avisé que le gouvernement entende la voix de la raison en renvoyant ce projet à la table du Dialogue social et en négociant avec les acteurs sociaux, préservant ainsi la paix sociale et la crédibilité des centrales syndicales en tant qu'institutions de médiation sociétale incontournables. Les syndicats sont aujourd'hui plus que jamais appelés à unifier leurs luttes, ne serait-ce que temporairement, pour stopper l'attaque contre les droits et les libertés syndicales, ainsi que le mouvement syndical en général, dans l'objectif d'unifier leur structure organisationnelle, le véritable garant de la construction d'un nouveau rapport de forces permettant à la classe ouvrière de défendre et de développer ses droits et acquis dans un contexte national, régional et international marqué par une hostilité manifeste envers tout ce qui est social.

La bataille actuelle sur le projet de loi réglementant la grève exige le même engagement de lutte unitaire sur le terrain, ouvert aux forces sociales alliées de la classe ouvrière, afin de créer une mobilisation puissante dans les rangs des travailleurs, avec une analyse claire de ses objectifs, une communication cohérente et une action concertée sur toutes les conditions et conséquences qui reflètent la souffrance des travailleurs et travailleuses. Car ce projet est truffé de risques, que l'on peut résumer comme suit :

malgré les efforts du législateur pour fournir des définitions afin d'éviter des interprétations multiples, certaines d'entre elles pourraient être sujettes à des interprétations variées, notamment en ce qui concerne la notion de grève ;
le projet limite le recours à la grève pour appeler à des revendications purement professionnelles, excluant ainsi d'autres objectifs, par exemples les grèves de solidarité, ce qui peut permettre aux autorités de remettre en question leur illégitimité ;
absence de critères clairs pour le service minimum dans le secteur public et les usines, ce qui pourrait être interprété comme une tentative de perturber l'exercice normal du droit de grève ;
le projet oblige à épuiser toutes les formes de dialogue et de négociation avant d’appeler à une grève ;
la rémunération est utilisée comme un moyen de pression punitif pour limiter l'exercice du droit de grève, en particulier en cas d'échec du dialogue avec les syndicats ;
imposition de sanctions restrictives de liberté et d'amendes à toute personne impliquée dans une grève sans tenir compte de certaines dispositions du projet de loi ;
complexité des procédures légales et des obligations de notification pour appeler à la grève, notamment en ce qui concerne le nombre d'entités concernées par la notification ;
le projet dispose que les grèves soudaines, surprises et d'urgence sont illégales, nécessitent au préalable le respect de conditions et de procédures avant, pendant et après la déclaration de grève ;
restriction de l'exercice du droit de grève en limitant les entités autorisées à appeler à la grève (le syndicat le plus représentatif, le bureau syndical et le comité de grève), ce qui rendrait toute grève menée par des travailleurs en dehors de ces cadres illégale ;
absence de mesures de protection effectives pour les salariés et leurs représentants syndicaux avant, pendant et après une grève ;
absence de critères clairs pour définir le niveau minimum de services essentiels, ce qui pourrait être utilisé pour entraver l'exercice normal du droit de grève ;
exclusion de certaines catégories de travailleurs de l'exercice du droit de grève, notamment les employés chargés de maintenir les services publics, la sécurité et la protection des biens publics, ainsi que les travailleurs fournissant directement des services aux citoyens ;
le texte accorde aux employeurs le droit de recourir à la justice pour maintenir la production pendant une grève, sans accorder un recours similaire aux grévistes pour protéger leurs revendications ;
déséquilibre dans les sanctions entre les employeurs et les grévistes en cas de violation des dispositions de ce projet de loi.

En conclusion, n'était-il pas de la responsabilité du gouvernement, tout en préparant ce projet de loi, de mettre en place les conditions propices à sa réussite ?

La première condition est l’inclusion de toutes les parties concernées, dans le cadre naturel du Dialogue social.
La deuxième condition est l'abrogation de l'article 288 du Code pénal et la ratification de la Convention internationale n°87.
La troisième condition est l'abrogation des dispositions du décret du 13 septembre 1938 concernant la réquisition, d'autant plus que l'article 10 du Code du travail interdit explicitement la réquisition forcée des travailleurs.
La quatrième condition est l'abrogation de l'article 5 du décret du 2 février 1958.
L'engagement à respecter pleinement les résultats du dialogue social d'avril 2022, y compris l'accélération de l'émission du décret pour la deuxième augmentation du salaire minimum.

Pour que ce projet aboutisse, il faut nécessairement le retirer du Parlement, pour le mettre sur la table des négociations du Dialogue social. Il est essentiel de créer les conditions favorables à la confiance entre les parties, et de rédiger un projet qui protège l'exercice du droit de grève conformément aux traités et conventions internationales, ainsi qu'aux principes fondamentaux établis par les organes de surveillance de l'OIT. Ce projet devrait également renforcer les droits syndicaux et protéger les relations professionnelles.

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